Viande cultivée : au-delà des fantasmes, l'assiette de demain se dessine-t-elle en laboratoire ?

Longtemps reléguée au rang de science-fiction, la viande cultivée en laboratoire est aujourd'hui une réalité qui frappe aux portes de nos assiettes. Entre promesses écologiques, dilemmes éthiques et interrogations sanitaires, cette innovation suscite autant d'espoir que de méfiance. Mais que se cache-t-il réellement derrière cette "viande sans abattage" ? Démystifions ensemble ce qu'est la viande cultivée, son processus de fabrication, son goût, sa texture, et quand elle pourrait bien arriver sur nos tables en France.
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De la cellule à l'assiette : comment fabrique-t-on de la viande sans tuer d'animaux ?

La viande cultivée n'a rien à voir avec les steaks végétaux à base de soja ou de pois. Il s'agit de véritable tissu musculaire animal, produit sans nécessiter l'abattage. Le processus débute par un prélèvement indolore de cellules souches sur un animal vivant. Ces cellules sont ensuite placées dans des bioréacteurs - des cuves qui rappellent étrangement celles utilisées pour brasser la bière.

"Imaginez une sorte de grand incubateur où les cellules baignent dans un milieu nutritif contenant protéines, sucres, vitamines et minéraux", explique un spécialiste du secteur. Les cellules s'y multiplient rapidement avant de se différencier en fibres musculaires et graisseuses. Pour obtenir une structure rappelant celle de la viande, elles doivent croître sur des "échafaudages" biodégradables qui reproduisent l'architecture tridimensionnelle des tissus.

En 1932, Winston Churchill avait prophétisé dans un essai que "dans cinquante ans, nous échapperons à l'absurdité de faire pousser un poulet entier pour manger la poitrine ou l'aile en cultivant ces parties séparément dans un milieu approprié". Sa vision s'est avérée prémonitoire, même si le délai s'est révélé un peu optimiste.

La science derrière cette technologie n'est pas si nouvelle - elle dérive des techniques de culture cellulaire utilisées depuis des décennies en médecine régénérative. L'innovation réside dans son application à grande échelle pour l'alimentation humaine.

Une expérience gustative encore en construction

Si vous espériez rapidement déguster un filet mignon cultivé, patience. Les premiers produits commercialisés sont principalement des préparations hachées : nuggets, boulettes, hamburgers. Pourquoi ? Parce qu'imiter la complexité d'un morceau entier de viande - avec ses variations de texture, ses infiltrations graisseuses et ses réseaux vasculaires - reste un défi technique majeur.

En 2013, le professeur Mark Post présentait le premier burger cultivé en laboratoire, au prix astronomique de 250 000 euros. Aujourd'hui, les coûts ont chuté drastiquement, même s'ils restent supérieurs à ceux de la viande conventionnelle.

Côté goût, les pionniers qui ont pu tester ces produits rapportent une expérience étonnamment similaire à la viande conventionnelle. Le restaurant "1880" à Singapour, premier établissement au monde à avoir commercialisé des nuggets de poulet cultivés fin 2020, a recueilli des retours globalement positifs. Les fibres musculaires cultivées possèdent en effet les mêmes propriétés biochimiques que leurs homologues traditionnelles, garantissant théoriquement une saveur identique.

La texture demeure cependant le principal obstacle. Sans l'exercice physique que pratique un animal vivant, les cellules ne développent pas naturellement la même densité ni les mêmes structures fibreuses. Des solutions techniques émergent toutefois, comme l'impression 3D alimentaire ou la stimulation électrique des tissus cultivés.

Quand pourra-t-on en déguster en France ?

La route vers nos assiettes françaises s'annonce encore longue. Si Singapour a ouvert la voie dès 2020, suivi par les États-Unis en 2023 qui ont autorisé deux entreprises (Upside Foods et Good Meat) à commercialiser du poulet cultivé, l'Europe avance avec prudence.

La viande cultivée tombe sous le coup de la réglementation des "nouveaux aliments" dans l'Union européenne, impliquant une procédure d'évaluation rigoureuse par l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Ce processus peut durer 18 mois minimum, une fois le dossier accepté. À ce jour, plusieurs demandes sont en cours d'examen, notamment pour du foie gras cultivé – une ironie française.

Les experts s'accordent pour estimer qu'il faudra attendre au minimum 2026 avant de voir ces produits autorisés en Europe. La France, pays de tradition gastronomique, pourrait se montrer particulièrement réticente. Les débats se cristallisent notamment autour de la dénomination : peut-on parler de "viande" pour un produit qui n'a pas nécessité d'abattage ? La question reste en suspens.

Une dizaine d'entreprises européennes travaillent néanmoins activement sur ces technologies, certaines ciblant spécifiquement le marché français avec des produits emblématiques comme le foie gras ou le jambon.

Bienfaits et risques potentiels pour notre santé

Sur le plan sanitaire, la viande cellulaire présente des arguments séduisants. Cultivée dans un environnement contrôlé, elle élimine théoriquement les risques de contamination bactérienne qui peuvent survenir lors de l'abattage et du traitement des carcasses. Elle permet également d'éviter l'usage d'antibiotiques massivement employés dans l'élevage industriel.

Les fabricants évoquent même la possibilité "d'améliorer" nutritionnellement ces viandes en modifiant leur composition. On pourrait ainsi créer une viande moins grasse, plus riche en oméga-3 ou en vitamines spécifiques.

Cependant, des questions persistent sur les conséquences à long terme de leur consommation. Quels sont les effets des milieux de culture utilisés ? Comment le corps humain réagira-t-il à ces nouveaux aliments sur la durée ? L'absence de recul invite à la prudence, même si aucun risque spécifique n'a été identifié par les agences sanitaires ayant déjà accordé des autorisations.

Le véritable avantage pourrait se situer sur le plan environnemental. Selon plusieurs études académiques, la viande cultivée pourrait réduire la consommation d'eau jusqu'à 96%, l'utilisation des terres de 99% et les émissions de gaz à effet de serre jusqu'à 80% par rapport à l'élevage conventionnel. Ces chiffres impressionnants doivent toutefois être nuancés par la consommation énergétique importante des bioréacteurs.

L'acceptabilité, ultime défi de la viande cultivée

Bien plus que les obstacles techniques ou réglementaires, c'est l'acceptation par le public qui déterminera le succès ou l'échec de la viande cultivée. Les enquêtes d'opinion révèlent des réactions mitigées, particulièrement en France où la tradition culinaire occupe une place centrale.

Les termes employés jouent un rôle crucial : "viande de laboratoire" suscite méfiance et rejet, tandis que "viande cultivée" ou "viande cellulaire" génèrent des réactions plus positives. La perception du caractère "naturel" ou "artificiel" de ces produits varie également selon les générations et les cultures.

Le prix constituera un autre facteur déterminant. Actuellement trop élevés pour une commercialisation de masse, les coûts de production devraient continuer à baisser avec l'industrialisation des procédés. Mais à quel niveau se stabiliseront-ils ? La viande cultivée sera-t-elle un produit élitiste ou pourra-t-elle devenir accessible au plus grand nombre ?

L'avenir dira si cette technologie représente une simple niche de marché ou une véritable révolution alimentaire. Elle ne remplacera probablement pas entièrement l'élevage traditionnel, mais pourrait s'intégrer dans un système alimentaire diversifié où coexisteraient viande conventionnelle de qualité, protéines végétales et viande cultivée.

Les défis restent immenses, mais l'idée de consommer de la viande sans impact sur le bien-être animal et avec une empreinte environnementale réduite séduit déjà suffisamment d'acteurs et d'investisseurs pour que cette technologie poursuive son développement. Notre rapport à la viande pourrait bien connaître sa plus grande évolution depuis la domestication animale, il y a près de 10 000 ans.