Interview : Les multiples visages de la dépression

e-sante : Pourquoi une telle sous-estimation et une telle sous-prise en charge de la dépression ?
Dr Dominique Barbier : Tout d'abord parce que la maladie dépressive est encore difficilement avouable. Dans un monde où seuls triomphent les gagneurs, il n'est pas aisé d'expliquer qu'on « flanche », qu'on a une baisse de ses capacités, bref que l'on devient moins performant. D'un certain côté, la dépression est vécue comme une faiblesse et notre monde actuel ne supporte pas les faibles. Ensuite, parce qu'il existe des masques à la dépression : l'alcoolisme, certaines formes de toxicomanie, les troubles du sommeil, des symptômes physiques dont l'existence réelle ne peut être constatée cliniquement comme une lassitude, des maux de têtes, des douleurs articulaires, comme les « mal de dos », des troubles de la mémoire, etc. Ce qui égare le diagnostic, alors qu'il faudrait penser à une dépression. Enfin, parce qu'il y a des zones où la frontière n'est pas évidente : comme le syndrome de fatigue chronique, le deuil pathologique, l'épuisement professionnel. Dans ces cas-là, le diagnostic n'est pas évident à faire.
e-sante : Vous dites qu'il n'existe pas une dépression mais des dépressions, pourriez-vous préciser ?
Dr Dominique Barbier : Parmi la vingtaine de tableaux dépressifs décrits, il y a par exemple les dépressions saisonnières (elles surviennent l'hiver et disparaissent lorsque revient le soleil), les maladies maniaco-dépressives (qui se caractérisent par une alternance de phases d'agitation - la manie - suivies de périodes dépressives), les dépressions hostiles, les dépressions réactionnelles pour lesquelles on peut très bien repérer le ou les facteurs qui en sont l'une des causes. Pour ne citer que quelques formes de maladies dépressives sans, bien sûr épuiser le débat.
e-sante : Sommes-nous tous à risque ou peut-on définir une (des) population(s) à risque ?
Dr Dominique Barbier : Il est d'abord nécessaire pour bien comprendre cette question d'avoir quelques notions simples de génétique.Il y a certes l'importance des gènes, mais ce conditionnement ne fait pas tout. L'influence génique peut s'exprimer ou non, partiellement ou non, varier en fonction de certains facteurs dont les influences externes ou les révélateurs. On dit que le gène est à pénétrance et à expressivité variable.Donc la génétique ne fait pas tout. L'hérédité familiale transmissible est limitée. La plupart des chercheurs, à l'heure actuelle, semblent d'accord pour accepter le conditionnement génétique dans la maladie maniaco-dépressive, mais sans qu'il y ait un conditionnement systématique pour la même morbidité. Un maniaco-dépressif n'aura pas forcément systématiquement des enfants maniaco-dépressifs. Il est préférable dans ce domaine de parler de fragilité.Ce qui nous amène à parler des facteurs externes prédisposants (par opposition avec facteurs internes, dont la génétique). Les événements de la vie, la vulnérabilité psychique, l'âge, le sexe et le mode de vie interviennent de façon importante. Le sexe féminin est plus exposé, la tranche d'âge 30 - 40 ans est la plus touchée, la solitude affective (veuvage, divorce, séparation) constitue un facteur aggravant, de même que l'existence d'une maladie organique, des facteurs stressants (déménagement, chômage, difficultés de vie), l'absence d'intégration sociale ou des moments particuliers comme l'adolescence, la grossesse ou l'accouchement.
e-sante : Quelle prise en charge aujourd'hui et quelles évolutions majeures ?
Dr Dominique Barbier : Il y a d'un côté les médicaments (ou comment soigner le cerveau) et de l'autre les psychothérapies (ou comment soigner le psychisme).Pour les médicaments, l'évolution majeure est la mise au point de nouvelles molécules qui tout en étant tout aussi efficaces que les anciennes ont beaucoup moins d'effets secondaires.Pour les psychothérapies, il s'agit essentiellement des aménagements et de la modernisation de la vieille « psychanalyse classique ».En particulier la thérapie cognitivo-comportementaliste qui consiste à voir comment notre pensée conditionne l'éclosion et l'entretien d'un état dépressif, les thérapies inter-personnelles, qui consistent à modifier ses comportements dans les relations avec les autres de façon à favoriser un bien-être qui en retour épanouira l'individu plutôt que d'entretenir sa réactivité dépressive et les aménagements de la cure psychanalytique-type qui vont permettre de comprendre ce qui dans l'enfance et l'éducation a stoppé l'évolution harmonieuse de l'individu et qui entraîne ce qu'on appelle un schème comportemental. En le comprenant, l'individu déprimé peut, avec l'aide de son entourage, changer de type d'attitude.Finalement, l'étude de la dépression nous montre que vivre, c'est accepter de perdre et le gagneur est d'abord un bon perdant !
* Dominique Barbier, Psychiatre des Hôpitaux et Psychanalyste, et auteur de « La dépression », Edition Odile Jacob, santé au quotidien, prix éditeur : 16,80 euros.