Morts subites : 2000 morts de trop

La mort subite est un arrêt du cœur qui frappe ses victimes à l'improviste. Il s'agit dans la plupart des cas de troubles du rythme cardiaque graves qui brutalement rendent le cœur inefficace, comme s'il pompait dans le vide. Quand par chance, ces malades ont pu être réanimés (soit dans seulement 2% des cas en France contre 40% dans certains états américains), leur probabilité de récidive est de 40% dans l'année … Autrement dit, il s'agit d'une terrible épée de Damoclès. D'autres patients sont sujets à des risques aussi importants: ceux qui souffrent de troubles du rythme majeur (tachycardies ventriculaires récidivantes) ou ceux qui, après un infarctus du myocarde, ont une fonction ventriculaire altérée et une tachycardie ventriculaire non soutenue.
Un choc électrique pour relancer le cœur
Dans ces trois indications, des études internationales ont démontré que la pose d'un défibrillateur cardiaque implantable augmentait considérablement la survie de ces patients. En pratique, quand le cœur s'arrête à cause d'un trouble du rythme, la seule façon de le remettre marche consiste à lui délivrer un choc électrique puissant: sous l'effet de ce choc, toutes les cellules cardiaques reprennent leur battement en phase. Quand cet accident survient dans un lieu public, les urgentistes ou les pompiers utilisent un défibrillateur cardiaque dit "externe" car les deux électrodes utilisées sont posées directement sur la cage thoracique. Dans le cas des patients à risque, un défibrillateur miniaturisé peut leur être implanté, les électrodes étant installées à demeure sur le ventricule gauche, reliées à un boîtier électrique placé sous la peau. Grâce à ces défibrillateurs implantables, dès que le rythme du cœur devient anarchique, un choc électrique est automatiquement délivré ce qui sauve les patients d'une mort subite fatale. On ne peut qu'admirer la beauté de la solution technique mise en œuvre et se féliciter des progrès de la médecine.
Une grave injustice face aux soins
Mais en France tout le monde n'a pas le droit à ces progrès. Le calcul est simple: en 1999, 800 défibrillateurs implantables ont été posés alors que les besoins sont estimés à 3000 boîtiers. Comment arrive-t-on à ces chiffres? Les trois indications justifiant l'utilisation d'une telle technologie représentent 50 cas par millions d'habitants, soit 3000 patients… Que sont devenus les 2200 patients laissés pour compte? Ils ont été mis sous anti-arythmique (médicaments qui s'opposent aux troubles du rythme) et ils sont en danger permanent de mort, s'ils ne sont pas décédés.
Le syndrome de la patate chaude
Comment arrive-t-on à une telle loterie? Par carence de notre système de santé, mais reprenons depuis le début… Au début, une nouvelle solution thérapeutique arrive, en l'occurrence le défibrillateur cardiaque implantable, mais elle vaut cher. Seuls les services de pointes peuvent en acheter, en négociant avec leurs directeurs d'établissement l'allocation d'une petite partie du budget de l'Hôpital. La croissance de ce budget étant limitée par une procédure dite du "budget global", les dépenses atteignent rapidement un seuil qui limite la diffusion de ces nouvelles technologies. Ceci explique comment on arrive à financer 800 défibrillateurs cardiaques implantables, soit un quart des besoins. Pour en implanter plus, il faudrait soit augmenter le budget spécifique de ces services (ce qui n'est pas possible car le budget global exige que chaque décision de dépense soit mise en alternative avec d'autres dépenses, elles aussi souvent indispensables), soit autoriser les cliniques privées à pratiquer ces nouvelles techniques. Mais pour que les cliniques puissent acheter ce type de dispositifs médicaux, il faut que ceux-ci soient inscrits au TIPS (Tarif Interministériel des Prestations Sanitaires) avec agrément du Ministère de la Santé.
Un conseiller technique du Ministre de la Santé est alors désigné pour prendre en charge le dossier. Un rapport est demandé à la DGS (la Direction Générale de la Santé) ainsi qu'à l'ANAES (l'Agence Nationale pour l'Accréditation et l'Evaluation Médicale). Les experts entrent alors en jeu, mais ils sont pour la plupart hospitaliers, ce qui empêche de prendre en compte la classique compétition entre le public et le privé, s'agissant notamment de technologies de pointes. Dans le cas des Défibrillateurs, la DGS confirme l'intérêt du dispositif médical et pousse à sa généralisation, alors que l'ANAES, tout en concluant sur le réel progrès réalisé (les études cliniques sont majeures), suggère de limiter sa diffusion à certains centres spécialisés, dont la liste serait à définir par des autorités. Un groupe est alors mis en place pour définir les critères d'accréditation qui permettraient de sélectionner les centres éligibles et le syndrome de la patate chaude se met en place.
Les terribles conséquences de la méfiance
Mais outre la compétition entre le public et le privé qui devrait normalement constituer une saine émulation, que redoute-t-on dans le cas des défibrillateurs? Le dérapage des dépenses de santé bien sûr et il faut alors constater que les Français ont rapidement tendance à devenir des champions: dans le cas des pacemakers (appareillages de technologie plus ancienne permettant de réduire d'autres troubles du rythme), nombre de poses réalisées dans les établissements privés sont contestables et les abus donnent accès à des rémunérations importantes. A contrario, à défaut de défibrillateurs, nous sommes devenus premiers prescripteurs d'anti-arythmiques au monde ce qui nous coûte aux alentours de 300 millions par ans… Ainsi tout le monde se méfie de l'autre, les experts du privé, le privé des autorités, les autorités des médecins, et cela contribue au syndrome de la patate chaude.
Pendant ce temps là, car toute cette procédure se compte en années, que se passe-t-il? La France prend du retard. Dans le cas des défibrillateurs nous sommes en avant-dernière place européenne à égalité avec la Grèce et devant la Turquie. Treize défibrillateurs sont posés par millions d'habitants chez nous en 1999 (alors que le bon chiffre devrait se situer autour de 50), contre 35 en Italie, 44, 45 et 47 au Danemark, en Belgique et en Autriche, et 67 en Allemagne. Aux Etats-Unis, le chiffre est de 160.
67, 160, c'est du gaspillage ! Probablement, mais la question qui se pose est de savoir s'il faut mégoter. Car à chaque fois c'est bien des vies qui sont en jeu. Or si 3000 correspond au chiffre idéal, toutes les causes éligibles étant sélectionnées, dans bien des cas la limite n'est pas toujours évidente. Se pose alors la question du prix: un défibrillateur implantable est amorti en 19 mois, c'est-à-dire qu'un malade non implanté, qui va nécessairement être plus hospitalisé, notamment en urgence et en unité de soins intensifs, va coûter autant d'argent après 19 mois en comparaison à celui qui aura été implanté et qui aura évité ces hospitalisations coûteuses et traumatisantes. Chacun doit pouvoir apprécier ce chiffre: en France, il n'est pas évident de vous faire un crédit de 19 mois pour votre survie.
La nécessité de nommer des médiateurs publics
Il est possible de conclure de cet exemple qu'il faut savoir se méfier des procédures administratives même quand elles font appel à des experts. Les politiques devraient, dans ces cas sensibles, être capables de nommer des médiateurs publics chargés dans des délais courts, de décrire tous les tenants et aboutissants du problème posé. Ces médiateurs devraient avoir accès à tous les experts français, tant publics que privés, et ils ne devraient pas omettre d'interroger des experts internationaux (incroyablement absents dans ce dossier).
A défaut c'est toujours la politisation du dossier qui le débloque, dans un contexte de crise. Pour les défibrillateurs cardiaques implantables, la crise est bien ouverte notamment depuis la tenue de Cardiostim, le plus grand salon international de stimulation cardiaque qui réunit tous les deux ans en France plus de 5000 spécialistes du monde entier. C'est ainsi que lors de ce salon qui s'est déroulé du 14 au 17 juin à Nice, le Dr Jacques Mugica, organisateur de la manifestation a parlé du "scandale" des défibrillateurs cardiaques, dont la pose "pourrait sauver en France 2000 vies supplémentaires". Ces propos ont été repris sur France Inter et la machine médiatique s'est ainsi mise en marche. La dernière phase de ce dossier est ouverte et une association de patient vient de se créer (APODEC: Association des PATients porteurs de Défibrillateurs Cardiaques à Dijon). Gageons que cela devrait bouger.
Notons pour être complet que depuis cette année une agence a été mise en place pour traiter tant des médicaments que des dispositifs médicaux. L'AFSSAPS (Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé, ex-Agence du Médicaments avec des compétences élargies aux dispositifs médicaux) est ainsi chargée du dossier. Espérons que le syndrome de la patate chaude va enfin vivre son dernier épisode.