Quelle image les boulimiques ont-elles de leur corps ?

La boulimie n'est pas seulement un comportement, c'est aussi une réaction à un ressenti. Ce ressenti provient en grande partie de l'image particulière que les personnes boulimiques ont de leur propre corps. Comme si elles ne le voyaient pas de la même manière que les autres. E-sante a interviewé pour vous Marie-Estelle Dupont*, psychologue clinicienne qui s'occupe notamment des troubles alimentaires.

E-sante : Pourquoi les boulimiques ont-elles une image de leur corps perturbée ? M-E. Dupont : Si la boulimie commence généralement à l'adolescence, ce n'est pas un hasard. C'est à ce moment de la vie que le corps se transforme. La boulimique n'accepte pas ces changements. Elle se sent trahie par son corps. Alors qu'elle continue à manger de la même manière qu'auparavant, son corps prend du volume, du ventre, des cuisses, des fesses, de la poitrine. Il lui donne l'impression qu'il déborde de partout. Elle peut avoir l'impression qu'elle ne contrôle plus rien, et se sentir prisonnière d'un corps qui ne lui convient plus.E-sante : Pourtant, c'est normal que le corps change à l'adolescence, non ? M-E. Dupont : Bien sûr que c'est normal. Mais ce corps ne change pas forcément comme on le souhaiterait. Il change tout d'abord très vite et c'est difficile de s'y habituer immédiatement. Et il se transforme sans que l'on puisse donner son avis, et pas forcément dans les sens que l'on voudrait. Le corps a tendance à changer sur le modèle familial qui n'est pas forcément celui dont on rêvait. Par exemple, dans certaines familles, on a des petits seins, dans d'autres des jambes gonflées par des problèmes de circulation, dans d'autres, on a une tendance à la cellulite. C'est là où l'on peut se sentir trahie. Et le rapport à la nourriture devient d'autant plus difficile que l'environnement familial est très préoccupé par la minceur, ou l'alimentation.L'adolescente a donc le sentiment de ne plus pouvoir s'approprier son corps. C'est comme s'il ne lui appartenait plus. On dit parfois qu'enfant, on EST un corps et à l'adolescence, on découvre que l'on A un corps. Les adolescentes boulimiques disent souvent : « ce corps, ce n'est pas moi ». Elles ont l'impression que leur corps est un étranger qui les envahit. Elles en éprouvent de la honte, elles se sentent très souvent coupables.

E-santé : Est-ce pour cela que, d'une certaine manière, elles le maltraitent ? M-E. Dupont : oui, c'est une des raisons de la boulimie : je n'aime pas mon corps, donc je le maltraite. Mais elles ont aussi le fantasme d'être hyper mince, une fascination pour la minceur qui justement serait la manifestation du contrôle qu'elles ont perdu. Elles pensent que le poids dépend toujours de l'alimentation, et uniquement de l'alimentation et donc qu'il est contrôlable. Elles pensent que toutes les femmes peuvent être très minces. Or c'est faux. Le poids n'est pas déterminé seulement par l'alimentation, mais aussi par nos hormones, notre génétique, notre activité physique… nous ne sommes pas tous programmés pour être grands et longilignes. Ce n'est pas une question de volonté, mais de biologie. Chaque organisme est différent. Pour beaucoup de jeunes filles, il est impossible d'être extrêmement mince sans mettre sa santé en danger.

E-santé : Mais quelle est exactement la fonction de ces crises de boulimie ? M-E Dupont : Le sentiment de se venger de leur corps qui les trahit a souvent une place importante, mais c'est plus compliqué que cela. La boulimie consiste à ingurgiter des quantités énormes de nourriture en un temps très court, sans vraiment de plaisir, mais comme une drogue, sans pouvoir s'en empêcher. Les sensations procurées par les crises de boulimie et les vomissements sont tellement violentes que cela court-circuite, cela annihile les émotions, les chagrins, les angoisses. C'est comme une drogue. Elles retournent leur déception contre leur corps, elles s'agressent elles-mêmes. Pendant la crise, elles ne peuvent pas penser. Après la crise, elles sont tellement mal que les sensations corporelles prennent toute la place.Le rapport au corps reflète le rapport que l'on a avec son environnement. S'il y a des disputes, un malaise, les crises permettent de soulager les tensions. Les crises de boulimie remplacent la parole impossible avec l'entourage, elles évitent de penser à ce qui fait mal, par exemple une rupture sentimentale ou des non-dits familiaux. Les crises de boulimie constituent à la fois un moyen d'évacuer les tensions et de se punir, comme un moment d'intimité négative avec elles-mêmes. E-sante : Et si elles finissent par accepter leur corps, est-ce que la boulimie s'arrête ? M-E Dupont : Pas toujours. En effet, à force de faire des crises de boulimie, elles brouillent les signaux du corps au niveau de la satiété. Le corps est perturbé, il y a des variations brutales de la glycémie, ce qui suffit à déclencher des fringales, donc des crises de boulimie. Au bout d'un moment, elles perdent vraiment leurs repères corporels, elles ne peuvent plus se fier à la sensation de faim ou de satiété. Du coup, même si elles vont mieux dans leur tête, leur corps est perturbé. Quand on fait des crises de boulimie, il arrive un moment où l'on ne sait plus si l'on a mal au ventre parce que l'on a faim, parce que l'on a trop mangé ou parce que l'on a vomi…Et les crises elles-mêmes donnent la sensation d'être trop grosse, d'être prête à exploser, même si on vomit ensuite, ce qui perturbe encore plus la représentation qu'on a de soi-même.E-sante : Finalement, que faire pour que la situation s'améliore ? M-E Dupont : Se réconcilier avec son corps prend du temps quand on est boulimique, au moins plusieurs mois, mais c'est bien sûr possible. Apprivoiser son corps, trouver un équilibre entre l'idéal qu'on aimerait atteindre et sa santé, trouver une autre manière de gérer le stress, tout cela prend du temps Même si ces jeunes femmes ont le sentiment d'être dans une impasse, elles s'en sortent. Mais la solution n'est pas dans un régime alimentaire. Il faut pouvoir parler à quelqu'un de confiance de sa honte et de sa culpabilité vis-à-vis de son corps et de son comportement. Car ces jeunes femmes boulimiques sont hyper sensibles. Parler avec l'entourage, régler les conflits et les non-dits est indispensable que cela passe ou non par une psychothérapie. La nourriture étant comme une réponse inadéquate, il faut pouvoir mettre des mots sur le ressenti, pour trouver une autre forme d'intimité avec soi-même, moins destructrice. Tant que cela n'est pas possible, et même si elle se sent coupable, une boulimique gardera des crises de boulimie comme exutoire. Il lui faut parvenir à trouver d'autres issues à la frustration ou à la tristesse pour guérir. La psychothérapie aide à comprendre le sens des crises, si elles servent à réguler les tensions, si elles surviennent quand il y a un sentiment d'abandon ou une dispute… petit à petit, on trouve une manière de faire la paix avec son corps, d'en faire un allié de confiance. * Marie-Estelle Dupont est psychologue attachée au centre hospitalier de Créteil et consulte à Paris en libéral au centre Pluralis.

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