Interview : L'alcool au travail, un " médicament social " ?

Notre vie sociale est maintenant structurée par le partage de boissons alcooliques et les lieux de travail n'échappent pas à cette réalité. Hélas, dans la plupart des cas, le risque alcool au travail, réel tabou, est mal géré. Nous avons interrogé Jean-Paul Jeannin, auteur d'un ouvrage proposant un cheminement alternatif évitant le passage brutal du laisser-faire à l'exclusion.
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e-sante : La consommation d'alcool structure fortement notre vie sociale. Quelles sont ses particularités sur les lieux de travail ?

Jean-Paul Jeannin : La vie collective au travail nécessite des moments de rencontre, de convivialité, d'échanges, de partage, c'est une des conditions du « bien vivre ensemble », mais aussi, du « bien produire ensemble », finalité de l'entreprise… Notre culture pour des raisons très anciennes (climatiques, géographiques, mais surtout sociales, économiques, culturelles, religieuses et symboliques.) a peu à peu structuré sa socialité et sa convivialité autour de l'absorption d'alcool, accompagnée ou non de nourriture. Tout se fait ou se défait avec l'alcool, et parfois par l'alcool. Nous n'imaginons pas une cérémonie (remise de médaille, départ en retraite), mais aussi les moment de fête et les témoignages de sympathie au travail (anniversaire, annonce de mariage, de naissance…) qui puissent se dérouler sans un verre à la main.Ces coutumes déclinées de manière spécifique par chaque entreprise, ne sont que le reflet de nos pratiques conviviales et festives, que l'on soit adulte (repas gastronomiques ou festifs très arrosés) ou adolescent (fêtes impensables sans ivresse, mêlant alcool, cannabis, voire ecstasy ou autres..).Toutefois, il faut préciser qu'en entreprise l'usage d'alcool …

  • boissons fermentées (consommées légalement au cours des repas),
  • pots multiples officiels ou officieux (illégaux au regard du code du travail),
  • bars clandestins,
  • alcoolisations individuelles cachées,
  • …a bien d'autres fonctions latentes (et bien souvent non conscientes) que le convivial et le festif.
  • L'alcoolisation collective a d'abord comme fondement (ou comme justification), la convivialité et l' « être ensemble », mais au-delà de ce consensus social et culturel, l'alcool en entreprise est souvent consommé (à l'insu du consommateur) :

  • pour s'euphoriser dans des ambiances ou conditions de travail pas toujours optimales,
  • pour s'anxiolyser (stress, tensions, charge psychique, conflits…),
  • pour se désinhiber (communication, transgressions)…
  • De manière pathologique ou non, l'alcool sert souvent de « médicament social » de la difficulté physique ou psychique au travail, voir de la « souffrance au travail ». L'usage d'alcool peut encore être utilisé comme :

  • mode de management (récompense), compensation d'une communication relationnelle défectueuse (les pots ou les repas de service servent alors de soupape de sécurité),
  • technique de vente ou de négociation (contrats, marchés…),
  • etc.

e-sante : Visiblement les collectivités de travail ne gèrent pas ou mal le risque d'alcool au travail ? Dans quel sens et pourquoi ?

Jean-Paul Jeannin : Les acteurs principaux de l'intervention sur ce phénomène en entreprise (DRH, encadrement de proximité, médecins du travail, travailleurs sociaux, agents de sécurité, membres des CHSCT…) se disent très démunis, et avant tout, très mal à l'aise…L'abord du risque alcool appelé parfois (injustement) « lutte antialcoolique » est le résultat d'un héritage très riche en culture, socialité, mais aussi en contradictions, conflits et drames humains, l'alcool n'étant pas qu'un produit convivial socialement et culturellement intégré, mais aussi une substance psychoactive puissante doublée d'un toxique. En entreprise, s'intéresser aux problèmes d'alcool est difficile, souvent risqué, car il devient vite le révélateur d'autres tensions, d'autres enjeux, et puis tout le monde (ou presque) en consomme sur les lieux même du travail de façon « officielle » (nouvel an, promotions, départs en retraite… - au mépris de la législation). Alors la méthode de traitement du problème - non dite, mais totalement généralisée - repose alternativement sur le laxisme tant que l'on peut croire que tout va bien, et sur la répression lorsque quelque chose se voit, à plus forte raison si ce quelque chose est un véhicule de service accidenté par un agent alcoolisé après un pot.Les collectivités de travail ont tendance à minimiser le risque, à protéger les collègues montrant des dysfonctionnements, quitte à demander leur exclusion quelques années après, quand les signes de la maladie prouvent inexorablement que le mythe social autour de l'alcool est une nouvelle fois en faillite. Au mieux on voudrait « qu'il se soigne » pour pouvoir « revenir boire un coup normalement avec les copains », au pire, on demande de cacher (exclure), cet alcoolique que l'on ne saurait voir...Les directions et leurs hiérarchies ferment les yeux souvent, sanctionnent quelquefois, se lancent sporadiquement dans des campagnes antialcooliques stigmatisantes quand un « coup dur » met trop la communauté alcoolophile / alcoolophobe en émoi. Et puis quelques semaines après tout recommence...

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